Le 7 mai 2025 (CA Paris, Pôle 5, 1re Ch., n° 23/14476), la Cour d’appel de Paris a jugé que l’utilisation de la « Ballade pour [V] » d’un compositeur français, sans son autorisation, pour illustrer une scène d’une violence extrême dans la série « Narcos : Mexico » portait atteinte à son droit moral. L’arrêt rappelle qu’une musique ne peut être dénaturée par un contexte contraire à « l’esprit de l’œuvre ». Décryptage d’une décision qui réaffirme la force du droit moral français à l’ère du streaming mondial.
1. Le droit moral, pilier intangible du droit d’auteur
Le droit moral protège la personnalité de l’auteur au-delà de tout contrat commercial. En France, il comprend quatre prérogatives : le droit de paternité (être nommé), le droit de divulgation (choisir la première communication), le droit de retrait ou de repentir, et surtout ici, le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre.
Contrairement aux droits patrimoniaux, qui peuvent être cédés ou licenciés, le droit moral est perpétuel, inaliénable et imprescriptible ; il se transmet aux héritiers. Une utilisation qui dénature le sens, le style ou l’émotion voulue par l’auteur est donc susceptible d’être sanctionnée, même si le producteur dispose d’une licence d’exploitation ou d’un contrat avec un éditeur de musique.
2. Une ballade sentimentale au cœur d’une scène sanglante
Dans l’épisode 10 (« Libre échange ») de la saison 2 de « Narcos : Mexico » (Netflix, 2020), une scène montre l’assassinat brutal d’un personnage dans un centre commercial. Pour renforcer l’effet de contraste, les réalisateurs ont superposé la « Ballade pour [V] », « thème incontestablement romantique et sentimental ».
L’expert mandaté par la famille du compositeur souligne que la musique, d’abord diffusée comme ambiance sonore, est progressivement mise en avant à mesure que la violence se déchaîne ; aucun dialogue ne vient tempérer l’impact. Résultat : un « malaise accentué » pour le spectateur et une rencontre explosive entre lyrisme amoureux et violence graphique.
3. La Cour d’appel de Paris rappelle les limites de la licence
Netflix et Gaumont Television USA invoquaient une licence valide sur l’enregistrement et soutenaient que la scène ne faisait pas l’apologie de la violence. L’argument n’a pas convaincu les juges :
- Usage non accessoire – La musique « constitue un élément à part entière » de la séquence, non un simple fond sonore.
- Contradiction avec l’esprit de l’œuvre – La ballade a été composée pour célébrer une fillette ; la lier à un assassinat remet en cause le message émotionnel voulu par l’auteur.
- Amplification du contraste – Le choix artistique d’augmenter le volume de la musique pendant la mise à mort aggrave la dénaturation.
La Cour constate donc une atteinte à l’intégrité de l’œuvre, engageant la responsabilité des producteurs et de la plateforme, peu importe l’absence de volonté de glorifier la violence. Des dommages-intérêts sont accordés aux ayants droit, assortis de la publication de la décision à leurs frais.
4. Enseignements pratiques pour producteurs, plateformes et ayants droit
a) Vérifier la cohérence entre l’œuvre et le contexte
Avant tout synchronisme, demandez-vous si la scène respecte l’ambiance, le style et la destination initialement voulus par le compositeur. Une simple autorisation patrimoniale ne suffit pas ; l’auteur ou ses héritiers doivent pouvoir apprécier la manière dont l’extrait sera utilisé.
b) Négocier des clauses de validation
Les contrats de synchronisation peuvent prévoir un droit de regard sur le découpage, le volume ou la nature des images accompagnées. Cette validation préalable limite les risques de contentieux et rassure les créateurs.
c) Anticiper l’exploitation internationale
Les œuvres françaises voyagent : diffusées sur Netflix, elles sont accessibles dans plus de 190 pays. Or le droit moral suit les copies. Les producteurs étrangers doivent intégrer les spécificités du droit d’auteur français, plus protecteur que le copyright anglo-saxon.
d) Réagir vite en cas d’atteinte
Pour les compositeurs, la première étape est un courriel de mise en demeure ou une notification DMCA auprès de la plateforme. Faute de retrait, une action au fond ou en référé peut obtenir l’interdiction de diffusion ou la condamnation pour contrefaçon. Le délai de prescription est de 5 ans à compter de la connaissance des faits, mais chaque nouvelle diffusion peut constituer un acte distinct.
e) Penser à l’image de marque
Outre le risque judiciaire, un usage jugé « contraire à l’esprit » peut ruiner une stratégie marketing. Les spectateurs associeront la musique à la violence ; la marque de l’auteur et celle du producteur en sortent toutes deux affectées.
5. Ce qu’il faut retenir
L’arrêt du 7 mai 2025 illustre la vitalité du droit moral à l’ère du binge-watching. Superposer une mélodie romantique à une scène d’hyper-violence sans l’accord du compositeur, c’est prendre le risque d’une condamnation pour dénaturation de l’œuvre. Pour les créateurs, la décision rappelle qu’ils disposent d’un levier puissant pour préserver l’intégrité artistique ; pour les producteurs et plateformes, elle sonne comme un appel à la vigilance contractuelle et au dialogue. À l’heure où les contenus circulent en quelques clics, concilier liberté de création audiovisuelle et respect de l’intention musicale n’a jamais été aussi essentiel.
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