Les logiciels libres se sont imposés au cœur des stratégies digitales. Pourtant, beaucoup d’entreprises découvrent encore qu’un code ouvert n’est pas synonyme de « zone de non-droit ». Dans cet article, nous expliquons comment exploiter les licences open source pour réduire vos coûts, accélérer vos développements et préserver vos droits de propriété intellectuelle, tout en évitant les pièges juridiques liés au caractère viral de certaines licences.
Acteurs et intérêts : décryptez l’écosystème open source
Les licences libres ne vivent pas seules ; elles irriguent un véritable tissu économique.
- D’abord, les éditeurs open source bâtissent des modèles hybrides. Le code cœur reste gratuit, mais des modules premium, du support ou des services cloud génèrent du chiffre d’affaires.
- Ensuite, les intégrateurs conçoivent des solutions clés en main en combinant plusieurs briques sous des licences compatibles. Leur savoir-faire consiste à garantir la conformité et la maintenabilité.
- Enfin, les utilisateurs avancés – grands groupes, associations, collectivités – deviennent parfois eux-mêmes contributeurs. En reversant leurs correctifs, ils sécurisent la pérennité de leurs propres plateformes.
Au centre du jeu se trouvent les fondations (Linux Foundation, Eclipse, Document Foundation) qui abritent le patrimoine immatériel et instaurent des règles de gouvernance. Comprendre cette cartographie évite de classer vos interlocuteurs en simples « partenaires » ou « concurrents » ; chacun peut tour à tour endosser plusieurs rôles, et les obligations découlant des licences se déplacent avec eux.
Choisir la bonne licence : équilibre entre liberté et contrôle
Le Code de la propriété intellectuelle (art. L. 122-6 et s.) consacre les droits exclusifs de l’auteur, mais rien n’interdit de les concéder largement ; c’est le principe même des licences libres. Dans la pratique, trois familles dominent.
- Les licences dites “permissives” (MIT, Apache 2.0) autorisent l’intégration du code dans des solutions propriétaires sans obligation de partager les dérivés. Elles séduisent les fabricants de matériel embarqué, soucieux de garder certaines couches fermées.
- Les licences copyleft “fort” (GNU GPL v3) imposent la publication du code source de toute version modifiée.Elles sécurisent la pérennité communautaire mais effraient parfois les investisseurs.
- Entre les deux, les copyleft “allégés” (LGPL, MPL) n’exigent l’ouverture que des modules directement modifiés.
Avant de faire votre choix, évaluez : vos besoins commerciaux, la présence de brevets, la nécessité d’inspirer confiance à une communauté. N’oubliez pas que la réutilisation de composants multiples impose de vérifier la compatibilité des licences. Par exemple, une combinaison Apache 2.0 + GPL v3 est autorisée, tandis qu’Apache 2.0 + GPL v2 « only » ne l’est pas. Enfin, si vous projetez un dual licensing, gardez la main sur la majorité des droits d’auteur en exigeant des cessions ou des Contributor License Agreements (CLA).
Encadrer vos contributions : propriété intellectuelle sous contrôle
Publier du code ne signifie pas perdre la maîtrise de son actif.
- Première étape : sécuriser la titularité. En France, l’article L. 113-9 du Code de la Propriété intellectuelle transfère à l’employeur les droits sur les logiciels créés par un salarié « dans l’exercice de ses fonctions », mais pas ceux sur la documentation, les visuels ou les bases de données. Prévoyez donc des clauses contractuelles pour les œuvres non logicielles.
- Deuxième étape : organiser la gestion centralisée des droits. Une fondation ou une société dédiée peut recevoir les cessions afin de défendre la marque, décider d’un changement de licence ou signer des accords de compatibilité.
- Troisième étape : déployer des processus de compliance. Un inventaire logiciel (software BOM) enrichi au format SPDX identifie les composants, leurs versions et leurs obligations ; des outils tels Fossology ou Black Duck automatisent l’audit.
- Enfin, formez vos équipes : chaque commit doit être traçable, chaque merge request accompagnée de la licence adéquate et, si nécessaire, d’un CLA validé par le service juridique.
En cas de violation, la licence est résiliée ipso facto. L’utilisateur se trouve alors en contrefaçon (art. L. 335-2 du Code de la Propriété intellectuelle), avec un risque de retrait, de dommages-intérêts et de bad buzz difficilement mesurable.
Gouvernance et anticipation des risques : l’art d’éviter le fork
Rien n’entame plus la valeur d’un projet qu’un fork conflictuel. Un fork est la copie d’un projet open source afin d’en développer une version différente. Un fork conflictuel survient lorsque la scission se fait dans un climat de désaccord profond — généralement sur la gouvernance, la stratégie commerciale ou la gestion des marques — et qu’elle entraîne, par exemple, des incompatibilités techniques ou la concurrence de marques.
Pour le prévenir, établissez une gouvernance transparente : feuille de route publique, comités techniques ouverts, politique de marques claire (art. L. 713-1 et s. du Code de la Propriété intellectuelle). Protégez le nom du logiciel à titre de marque. Pour cela, vous pourrez autoriser l’usage loyal de la dénomination pour les versions « officielles » tout en interdisant les dérivés non conformes. Côté communauté, documentez le processus de décision. En effet, un mécontentement technique peut se résoudre par un vote ou un calendrier de sortie, alors qu’un flou juridique dégénère vite. Côté entreprise, clarifiez avec vos partenaires intégrateurs les obligations de copyleft. Un sous-traitant qui retient le code modifié fait courir un risque à toute la chaîne.
Enfin, surveillez la compatibilité brevet-licence. Si vous déposez une innovation, assurez-vous que la licence choisie n’entraîne pas automatiquement une promesse de non-agression. Anticiper ces points, c’est réduire le coût d’une due-diligence lors d’une levée de fonds et rassurer les acheteurs potentiels sur la solidité de votre portefeuille immatériel.
Conclusion
Exploiter les licences libres, c’est avant tout combiner stratégie et rigueur : identifier les rôles de chaque acteur, choisir un régime de licence aligné sur vos objectifs, verrouiller la titularité des droits et instaurer une gouvernance inclusive. En pratique, adoptez une phrase clef : « pas de code sans licence, pas de licence sans contrôle ». Mettez en place un inventaire logiciel, formalisez vos CLA et protégez votre marque. Vous transformerez alors le « risque » open source en atout concurrentiel durable.
Deshoulières Avocats vous conseille et vous accompagne dans la mise en place de politiques open source, la rédaction de CLA, l’audit de conformité et la protection de vos marques.
RESSOURCES :
- Code de la propriété intellectuelle, art. L 113-9, L 122-6 et L 335-2
- GNU GPL v3, LGPL v2.1, MPL 2.0 : textes officiels sur www.gnu.org et www.mozilla.org
- Article « Questionnaire RGPD – Données de logiciel », Deshoulières Avocats, 2024