L’Autorité de la concurrence a infligé le 6 novembre 2025 une amende de 4,665 M€ à Doctolib pour abus de position dominante sur les marchés de la prise de rendez-vous médicaux en ligne et de la téléconsultation. En cause : des clauses d’exclusivité et de ventes liées imposées aux professionnels de santé, ainsi que le rachat de son principal concurrent, MonDocteur. Cette décision, première application en France de la jurisprudence européenne Towercast sur les acquisitions « sous les seuils », marque un tournant pour le numérique en santé.

1. Doctolib, géant de la e-santé en position dominante
Doctolib s’est imposée en quelques années comme l’acteur central de la prise de rendez-vous médicaux en ligne et de la téléconsultation en France. Son service « Doctolib Patient », lancé en 2013, permet aux professionnels de santé de gérer leur agenda et aux patients de prendre rendez-vous depuis un site ou une application.
Selon l’Autorité de la concurrence, ce service fonctionne comme un marché biface : plus il y a de médecins référencés, plus la plateforme attire de patients, et inversement. Ces « effets de réseau » ont été fortement renforcés par la crise sanitaire et la campagne de vaccination contre la Covid-19, pour laquelle Doctolib faisait partie des plateformes retenues par les pouvoirs publics.
Parallèlement, Doctolib a lancé en 2019 « Doctolib Téléconsultation », une solution de vidéoconsultation sécurisée.
L’Autorité constate que :
- sur le marché français de la prise de rendez-vous médicaux en ligne, la part de marché de Doctolib est supérieure à 50 % entre 2017 et 2022, atteignant même certaines années plus de 90 % ;
- sur le marché des solutions de téléconsultation, ses parts de marché dépassent 40 % depuis 2019.
Compte tenu de ces chiffres, des barrières à l’entrée et de la faiblesse des concurrents, Doctolib est qualifiée d’entreprise en position dominante sur ces deux marchés.
2. Clauses d’exclusivité et ventes liées : pourquoi l’Autorité y voit un abus
Être en position dominante n’est pas interdit en soi. Ce qui est sanctionné, c’est l’utilisation abusive de cette position pour évincer les concurrents ou enfermer les clients. C’est précisément ce que reproche l’Autorité à Doctolib.
a. Des contrats d’abonnement verrouillés
Jusqu’en septembre 2023, les contrats d’abonnement Doctolib conclus avec les professionnels de santé contenaient :
- une clause d’exclusivité, interdisant aux praticiens de recourir à d’autres plateformes de prise de rendez-vous ou de téléconsultation ;
- une clause dite « anti-allotement », permettant à Doctolib de suspendre ou résilier le contrat en cas de non-respect.
L’instruction a révélé des documents internes dans lesquels la société exprime clairement sa volonté « d’être une interface obligatoire et stratégique entre le médecin et son patient afin de les verrouiller tous les deux » ou encore de « ne laisser aucun cabinet à la concurrence ».
Ces clauses ont :
- limité la liberté de choix des professionnels de santé,
- freiné le développement de plateformes concurrentes, certaines ayant cessé ou renoncé à développer leur propre service.
b. L’obligation de souscrire à Doctolib Patient pour accéder à la téléconsultation
Autre pratique sanctionnée : la vente liée entre les deux services. Dès le lancement de Doctolib Téléconsultation, les praticiens devaient obligatoirement souscrire à Doctolib Patient pour pouvoir utiliser la solution de téléconsultation, et payer ainsi les deux prestations.
Concrètement, un médecin déjà client d’une autre solution de prise de rendez-vous ou de téléconsultation devait :
- installer l’agenda Doctolib ;
- puis, 30 jours plus tard, activer la téléconsultation Doctolib.
Cette stratégie a renforcé la position dominante de Doctolib en forçant les professionnels à regrouper leurs besoins chez le même opérateur, au détriment de toute offre concurrente.
Pour cet ensemble de pratiques – clauses d’exclusivité et ventes liées –, l’Autorité prononce une amende de 4,615 M€.
3. Le rachat de MonDocteur : une concentration « sous les seuils » dans le viseur
Le second volet de la décision concerne l’acquisition, en juillet 2018, de la société MonDocteur, décrite en interne comme le « concurrent n° 1 » de Doctolib.
a. Une opération jamais contrôlée en notification classique
Cette opération n’avait pas été notifiée à l’Autorité de la concurrence :
- elle ne franchissait pas les seuils de chiffre d’affaires déclenchant un contrôle des concentrations en France ;
- elle ne relevait pas non plus du contrôle européen.
Pourtant, l’Autorité estime que ce rachat a permis à Doctolib de faire disparaître son principal concurrent, de « verrouiller le marché national » et de renforcer significativement son pouvoir de marché. Des documents internes évoquent la volonté de « killer le produit » MonDocteur, ou encore l’idée que « la création de valeur n’est pas l’ajout de l’actif mais sa disparition en tant que concurrent ».
À la suite de cette acquisition, Doctolib gagne environ 10 000 nouveaux professionnels de santé, augmente durablement ses parts de marché et se permet plusieurs hausses tarifaires, sans perte significative de clientèle.
b. Première application française de l’arrêt Towercast
Pour qualifier juridiquement cette situation, l’Autorité s’appuie sur l’arrêt Towercast de la Cour de justice de l’Union européenne (16 mars 2023, aff. C-449/21). La CJUE y a jugé qu’une opération de concentration située sous les seuils nationaux ou européens peut être contrôlée a posteriori comme abus de position dominante sur le fondement de l’article 102 TFUE, si elle renforce un pouvoir de marché au point d’entraver substantiellement la concurrence.
C’est la première fois que l’Autorité applique cette jurisprudence pour sanctionner une acquisition qualifiée de « prédatrice » : Doctolib est condamné à une amende forfaitaire de 50 000 € au titre de cette pratique, montant réduit en raison de l’incertitude juridique qui prévalait avant l’arrêt Towercast.
4. Quelles conséquences pour Doctolib, ses concurrents et les professionnels de santé ?
a. Pour Doctolib : une sanction financière et une obligation de publicité
Au total, Doctolib doit s’acquitter d’une amende globale de 4,665 M€. L’Autorité souligne que cette sanction tient compte de la gravité des pratiques, mais aussi des spécificités du secteur de la e-santé.
Au-delà de l’aspect financier, Doctolib doit publier un résumé de la décision dans l’édition papier et sur le site Internet du Quotidien du Médecin, afin d’assurer une large information des professionnels de santé.
La société a déjà indiqué son intention de contester la décision, en faisant valoir qu’elle ne serait pas en position dominante et que l’analyse de l’Autorité refléterait « une lecture erronée » du secteur.
b. Pour les plateformes concurrentes : un signal d’ouverture du marché
Pour les autres acteurs de la prise de rendez-vous médicaux en ligne et de la téléconsultation, cette décision constitue un signal fort :
- les clauses d’exclusivité et de couplage de services imposées par l’opérateur dominant sont clairement identifiées comme problématiques ;
- les acquisitions de concurrents, même de taille plus modeste et situées sous les seuils de contrôle des concentrations, peuvent être remises en cause a posteriori.
Les plateformes devront, à l’avenir, intégrer dans leurs stratégies de croissance non seulement le contrôle « classique » des concentrations, mais aussi le risque concurrentiel lié à l’abus de position dominante.
c. Pour les professionnels de santé : davantage de choix et de vigilance
Pour les médecins, dentistes, kinésithérapeutes ou autres praticiens, l’enjeu est double :
- retrouver une liberté de choix dans leurs outils numériques, sans être enfermés par des clauses contractuelles qui les empêchent de tester des solutions concurrentes ;
- s’assurer, lors de la signature d’un contrat avec une plateforme, que les conditions proposées (exclusivité, couplage de services, durée d’engagement, résiliation…) sont compatibles avec les règles de concurrence.
La décision de l’Autorité invite les professionnels à relire leurs contrats et, en cas de doute, à se faire accompagner pour négocier ou renégocier certaines clauses.
A retenir :
En définitive, cette affaire illustre la volonté des autorités de régulation de surveiller de près les champions du numérique en santé, dont les services sont devenus quasi indispensables au quotidien des patients et des praticiens. Pour les plateformes comme pour les professionnels, l’enjeu est désormais de concilier innovation, simplicité d’usage… et respect des règles de concurrence.
***
Pour toute demande de conseil juridique, n’hésitez pas à nous contacter. Vous pouvez dès à présent demander un devis gratuit ici.


