Un délai de cinq ans peut suffire à neutraliser votre marque. Comprendre la mécanique de la « forclusion par tolérance » vous aide à réagir à temps, protéger vos investissements et éviter des litiges coûteux.
1) La « forclusion par tolérance » en droit des marques : définition et raison d’être
Le concept vient du droit européen des marques, repris en droit français. Quand le propriétaire d’une marque antérieure laisse pendant cinq ans une marque postérieure s’installer, il ne peut plus demander l’annulation de cette dernière ni interdire son usage, sauf si le dépôt a été fait de mauvaise foi. L’idée est simple : sécuriser le marché en sanctionnant la passivité. Cette logique s’appuie sur la directive 2015/2436 puis sur le règlement 2017/1001 pour les marques de l’Union européenne. En France, les articles L. 716-2-8 et L. 716-4-5 du Code de la propriété intellectuelle traduisent cette règle. Ainsi, la propriété intellectuelle récompense l’exploitant diligent et punit celui qui dort sur ses droits.
Par la suite, le numérique est venu changer la donne. Les systèmes de veille accessibles et les moteurs de recherche gratuits permettent de repérer vite une utilisation litigieuse. Le législateur part du principe qu’un titulaire consciencieux peut agir sans délai. Dans cette logique, tolérer revient à accepter tacitement l’existence d’un concurrent ; le droit scelle alors cette tolérance et ferme la porte à une action ultérieure.
Néanmoins, la forclusion ne transforme pas la marque antérieure en « bien sans maître ». Le droit reste intact ; seule la possibilité de l’opposer est freinée. L’enjeu est donc processuel : le titre existe mais son efficacité recule.
2) Les conditions pour que la forclusion par tolérance en droit des marques s’applique
D’abord, la marque postérieure doit être enregistrée. Tant que le signe n’a pas obtenu de certificat, le délai ne court pas. L’usage antérieur à l’enregistrement ne suffit pas. La Cour de justice de l’Union européenne l’a rappelé dans l’arrêt Budějovický Budvar : le décompte commence le jour où la marque est inscrite au registre.
Ensuite, l’usage doit être connu du titulaire précédent. On ne tolère que ce qu’on connaît. Les juges exigent des indices précis : ventes visibles, publicité répétée, présence sur un même salon, coexistence dans un secteur réduit. À l’inverse, une activité marginale ou confidentielle ne déclenche pas le chronomètre.
Le silence doit durer cinq années continues. Une simple mise en demeure ne suffit pas toujours à interrompre ce laps de temps. La CJUE, en mai 2022, a souligné qu’il faut, après une lettre restée sans effet, engager rapidement une action officielle pour couper le délai. Sans assignation ou recours administratif, la tolérance persiste.
Enfin, la marque postérieure doit avoir été déposée de bonne foi. La mauvaise foi reste l’ultime rempart : un ex-distributeur ou un licencié opportuniste ne pourra pas invoquer la forclusion si son objectif était manifestement parasitaire. La bonne foi se présume ; c’est au titulaire antérieur de prouver la fourberie de son adversaire.
3) Effets pratiques de la forclusion par tolérance en droit des marques pour les titulaires et leurs concurrents
La forclusion transforme le rapport de force. Le détenteur du signe postérieur gagne la paix juridique pour les produits effectivement exploités. Quant au premier déposant, il conserve son droit sur le papier mais perd l’arme de l’annulation ou de l’interdiction. Cette dualité crée une coexistence obligée : deux marques survivent, chacune avec son marché.
La règle joue différemment selon la procédure. En nullité, tous les droits antérieurs (marque, nom commercial, droit d’auteur) peuvent être frappés de forclusion. En contrefaçon, seule une marque antérieure peut se voir opposer cette fin de non-recevoir. Le découpage résulte des articles 9 et 18 de la directive 2015/2436 : un texte pour la nullité, un autre pour la contrefaçon.
Cependant, le droit français présente une zone grise. L’article L. 716-2-8 vise large, tandis que l’article L. 716-4-5 cible seulement la contrefaçon de marque. Des juges ont comblé l’écart en appliquant la forclusion à d’autres actions, notamment la concurrence déloyale, au nom de la sécurité juridique. Cette jurisprudence harmonise les régimes mais invite à la prudence : chaque dossier doit vérifier la compétence et le fondement invoqués.
Il convient de préciser que la forclusion joue produit par produit, service par service. Si la marque postérieure élargit son offre, le titulaire antérieur, bien réveillé cette fois, peut attaquer sur les nouveaux segments. La vigilance reste donc utile même après la perte partielle du droit d’agir.
4) Stratégies pour prévenir la forclusion et défendre sa marque
En premier lieu, activez une veille marque dès l’enregistrement. Des alertes automatiques détectent les dépôts similaires publiés au BOPI ou à l’EUIPO. Vous pouvez ainsi former opposition dans les deux mois, bien avant que la tolérance ne menace.
En outre, documentez chaque recherche d’antériorités et chaque surveillance. Ces pièces prouvent votre diligence et, si besoin, votre absence de connaissance effective d’un usage contestable. Elles maillent la défense en cas de forclusion soulevée contre vous.
Si vous découvrez un signe parasite, réagissez vite et clairement. Une mise en demeure ferme, suivie d’une assignation si l’adversaire refuse, suffit à casser le délai. En parallèle, déposez votre propre marque dans les classes utiles pour éviter d’être devancé.
Vous pouvez également intégrer la dimension contractuelle. Les licences, les franchises ou la distribution sélective doivent prévoir des clauses de vigilance : le licencié informe le concédant de tout conflit potentiel. Cette coopération limite le risque qu’un usage toléré par l’un pénalise l’autre.
Conclusion
La forclusion par tolérance punit l’inaction prolongée. En cinq ans, le titulaire indolent perd son pouvoir d’interdire alors même que son titre subsiste. Pour éviter ce piège, surveillez vos marques, agissez sans délai et consignez vos démarches. Vous maintiendrez ainsi l’intégralité de votre arsenal juridique.
Deshoulières Avocats vous conseille et vous accompagne en droit de la propriété intellectuelle et des nouvelles technologies
RESSOURCES :
- Directive (UE) 2015/2436 du 16 décembre 2015
- Code de la propriété intellectuelle, articles L. 716-2-8 et L. 716-4-5
- CJUE, 22 septembre 2011, affaire C-482/09,Budějovický Budvar
- CJUE, 19 mai 2022, affaire C-466/20,Heitec