Quand un signe distinctif se transforme en mot du vocabulaire courant, il perd son pouvoir d’identification et menace l’entreprise d’une déchéance. Comprendre les mécanismes de la dégénérescence et agir sans délai est donc vital pour toute stratégie de marque.
Une marque remplit d’abord une fonction claire : indiquer l’origine commerciale d’un produit. Lorsqu’elle bascule vers un usage générique, elle cesse de distinguer le produit de ceux des concurrents. Ce glissement résulte souvent d’un succès commercial rapide, d’une absence de terme descriptif concurrent ou d’une communication marketing maladroite. Il peut être accentué par l’évolution du langage : plus les médias, les distributeurs et les consommateurs répètent le signe comme nom commun, plus la perception distinctive se dilue. Ainsi, « Pierrade » ou « Caddie » ont failli devenir de simples noms d’usage.
La dégénérescence naît également d’un déséquilibre entre l’essor d’un marché et la vigilance du titulaire. Quand une innovation technique ou un monopole réglementaire incitent les commentateurs à utiliser la marque comme raccourci linguistique, le danger augmente.
Enfin, la responsabilité du titulaire est au cœur du phénomène : le droit positif lie expressément la dégénérescence à l’activité ou à l’inactivité du propriétaire. Ignorer des détournements répétés, même innocents, revient presque toujours à favoriser la banalisation.
2) Cadre juridique de la dégénérescence de la marque : textes et jurisprudence clés
Le dispositif repose sur trois sources : le Code de la propriété intellectuelle, la directive (UE) 2015/2436 et le règlement (UE) 2017/1001. L’article L. 714-6 a du Code de la propriété intellectuelle prévoit la déchéance quand la marque devient la désignation usuelle « par le fait du titulaire ». La directive, en son article 20, et le règlement, en leur article 58 1 b, reprennent la même formule. Trois enseignements s’en dégagent.
- D’abord, la date de référence se situe après l’enregistrement ; la marque était donc valide à l’origine.
- Ensuite, le juge se place du point de vue du « public pertinent ». La Cour de justice précise que ce public englobe le consommateur final mais peut inclure les professionnels lorsque leur influence guide l’achat (affaires « Kornspitz » et « Spinning »).
- Enfin, pour la marque de l’Union, une dégénérescence constatée dans un seul État membre suffit à entraîner la déchéance dans toute l’Union.
La jurisprudence française, particulièrement fournie, illustre ces principes. Elle confirme qu’une intervention judiciaire isolée ne suffit pas si le titulaire reste silencieux face à un usage massif (affaire « Pina Colada »). Elle montre aussi que des réactions constantes—oppositions à l’INPI, courriers aux médias, actions en référé—peuvent maintenir le caractère distinctif même quand le mot entre dans le langage courant (affaires « Caddie », « Pierrade », « Pages Jaunes »).
3) Signes avant-coureurs et preuves de dégénérescence de la marque
Le premier signal d’alarme apparaît souvent dans la presse. Lorsqu’un article emploie le signe sans majuscule, c’est un indice que la marque glisse vers la catégorie des noms communs. Ensuite viennent les distributeurs : quand une enseigne appose la marque sur un rayon générique, le phénomène s’ancre dans le commerce. Les réseaux sociaux accélèrent la diffusion : hashtags ou tutoriels vidéo peuvent transformer un signe en mot générique en quelques semaines.
Sur le plan probatoire, le demandeur doit rassembler des preuves datées : coupures de presse, captures de sites marchands, sondages démontrant que le public assimile la marque au produit. Le titulaire, à l’inverse, doit prouver sa vigilance : mises en demeure, oppositions, décisions de justice, articles sponsorisés expliquant que le signe est une marque. Le juge rappelle que la mention ® ou ™, la majuscule systématique et la coexistence d’un terme descriptif neutre (« tablette tactile » pour iPad, « télécommande » pour Zapette) jouent en faveur du propriétaire.
Toutefois, la jurisprudence estime qu’un sondage où plus de la moitié des répondants considèrent le signe comme un nom commun constitue un élément très fort en faveur de la dégénérescence, surtout si les professionnels partagent cette perception. Dans le contentieux « Sopalin », le tribunal a rejeté la déchéance faute d’usage « dans le commerce » malgré une présence massive sur les forums : la preuve doit porter sur la sphère commerciale, pas uniquement sur le discours privé.
4) Stratégie proactive : comment éviter que la marque ne dégénère
La prévention commence dès le lancement du produit. D’abord, accompagner la marque d’une désignation descriptive alternative : « le nouveau couteau pliant X – un couteau multifonction ». Ensuite, former les équipes marketing et les partenaires à l’usage correct du signe : majuscule, sigle ®, interdiction de transformer la marque en verbe ou en pluriel.
Cependant, la pédagogie ne suffit pas ; il faut une veille continue. Mettre en place une surveillance presse et web permet de détecter rapidement les détournements. Des outils d’alerte sur les marketplaces et les réseaux sociaux aident à repérer les fiches produits ou hashtags problématiques.
Dès qu’un usage générique apparaît, la réponse doit être graduée : un courriel amical pour un blogueur, une mise en demeure pour un distributeur, voire une assignation en référé si l’usage menace un marché clé. Parallèlement, l’entreprise doit intervenir auprès des éditeurs d’ouvrages de référence grâce à l’article L. 713-3-4 CPI : une simple demande écrite suffit souvent à obtenir la mention « marque déposée » lors du prochain tirage ou sur l’édition en ligne. Sur le long terme, la multiplication contrôlée des licences aide à maintenir l’association entre la marque et un fabricant identifié ; elle réduit le risque que le signe devienne un terme générique couvrant tout un secteur.
Enfin, devant l’essor rapide de certaines innovations, le titulaire doit calibrer son budget contentieux et prioriser les marchés stratégiques : se concentrer sur les gros canaux de distribution et les influenceurs majeurs maximise l’effet préventif.
Conclusion
La dégénérescence n’est pas une fatalité : elle sanctionne surtout l’inaction. Une marque peut rester forte malgré la tentation du langage courant, à condition de réagir vite, de manière cohérente et documentée. Prévoir une charte d’usage, former ses partenaires, surveiller le marché et ne pas hésiter à saisir les tribunaux sont les piliers d’une défense efficace.
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RESSOURCES :
- Code de la propriété intellectuelle, art. L. 714-6 a et L. 713-3-4
- Directive (UE) 2015/2436, art. 20
- Règlement (UE) 2017/1001, art. 58 1 b
- CJUE, 6 mars 2014, aff. C-409/12,Backaldrin – Kornspitz
- CA Paris, 20 avril 2005,Vintage