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« I love » sur un tee-shirt : pourquoi le Tribunal de l’UE refuse d’en faire une marque (même “de position”)

par | 06 Oct 2025 | Droit des marques

Peut-on monopoliser le fameux « I ♥ » sur des vêtements en le plaçant à un endroit précis (poitrine, nuque, étiquette) ? Non, répond le Tribunal de l’Union européenne dans trois arrêts du 9 juillet 2025. Le signe « I love », perçu comme un message promotionnel banal, reste dépourvu de caractère distinctif, même revendiqué comme marque de position. Décryptage pratique pour les marques de mode et les créateurs.

1. Que s’est-il passé ? Trois demandes, un même obstacle : l’absence de distinctivité

La société allemande sprd.net avait déposé trois marques de position pour des vêtements (classe 25), consistant en une majuscule « I » suivie d’un cœur rouge, apposée à des endroits précis : à gauche sur la poitrine, au niveau de la nuque à l’extérieur et sur l’étiquette intérieure. L’EUIPO a refusé l’enregistrement, décision confirmée par sa Chambre de recours, puis par le Tribunal de l’UE le 9 juillet 2025 (affaires T-304/24 à T-306/24). Le cœur de la motivation : le public comprendra immédiatement « I ♥ » comme l’expression « I love / j’aime », un message laudatif couramment utilisé, et non comme l’indication de l’origine commerciale des produits.

À noter : le Tribunal s’inscrit dans une ligne jurisprudentielle déjà tracée, notamment par l’ordonnance I love de 2021 (T-19/20), qui qualifiait le signe de banal et non distinctif à l’échelle de l’UE. Autrement dit, la nouveauté ne vient pas du message, mais de sa tentative de protection en tant que position mark — tentative ici jugée insuffisante.


2. « Marque de position » : ce que c’est… et ce que ce n’est pas

Une marque de position vise la façon spécifique dont un signe est placé sur un produit (ex. l’emplacement exact d’un logo sur une chaussure). Elle ne confère pas par magie un caractère distinctif à un signe qui en manque. Pour être protégeable, le public doit percevoir le signe ainsi positionné comme un indicateur d’origine, et non comme un simple élément décoratif ou un slogan.

Dans les affaires sprd.net, l’argument était : « l’endroit précis de l’apposition (poitrine, nuque, étiquette) rend le signe distinctif ». Réponse du Tribunal : non. Ces emplacements sont justement ceux où les fabricants placent très fréquemment logos, décors, messages ou informations de taille/matière ; le consommateur n’y verra pas nécessairement une « signature » d’entreprise. Résultat : la position ne compense pas la banalité du message « I love ».


3. Le test clé : le caractère distinctif (article 7(1)(b) du Règlement 2017/1001)

Le droit des marques de l’UE exige que le signe permette d’identifier l’origine des produits ou services. L’article 7(1)(b) du Règlement 2017/1001 exclut les marques dépourvues de caractère distinctif. Or un signe « I ♥ » :

  • transmet immédiatement un message promotionnel (« j’aime »),
  • est omniprésent dans la mode et la culture pop,
  • sera perçu sur un vêtement comme décoratif plutôt que comme un indicateur d’origine,
  • ne devient pas distinctif parce qu’on en fixe l’emplacement.

C’est cette grille de lecture que le Tribunal applique, confirmant le refus pour les trois demandes. Le Journal officiel (résumé EUR-Lex) mentionne d’ailleurs le rejet du recours et la condamnation de sprd.net aux dépens, ce qui clôt la série.

4. Conséquences pratiques : que faire si votre marque flirte avec le décoratif ?

La décision n’interdit pas les marques de position — loin de là — mais rappelle que la position ne sauve pas un signe banal. Pour les acteurs de la mode, voici les points d’attention et pistes d’action :

a) Évaluer honnêtement la distinctivité intrinsèque
Demandez-vous si votre signe, sans effort particulier, sera vu par le public comme une signature (indication d’origine) plutôt qu’un ornement. Un mot-dièse générique, un cœur, un smiley ou « I ♥ » ont de fortes chances d’être lus comme du merch ou un motif. Si la réponse est « décoratif », un dépôt de marque risque l’échec (ou une protection très étroite).

b) Jouer sur la conception graphique (et pas seulement l’emplacement)
Une stylisation très particulière (forme du cœur, typographie originale, éléments additionnels créant une physionomie unique) peut, parfois, franchir le seuil de distinctivité. Mais l’effort graphique doit être marquant : un simple cœur rouge standard, même bien placé, ne suffira pas.

c) Travailler la distinctivité acquise par l’usage (second meaning)
Si vous exploitez un signe sur le marché de façon intense, longue et cohérente au point que le public le rattache à vous (et non à l’idée qu’il exprime), vous pouvez tenter de prouver un caractère distinctif acquis. C’est une voie probatoire exigeante : enquêtes consommateurs, volumes de ventes, investissements publicitaires, couverture médiatique, etc. À défaut, l’argument reste fragile pour des messages génériques très répandus.

d) Envisager des périmètres de protection alternatifs

  • Droit d’auteur / dessins & modèles : pour des motifs graphiques originaux et leur look global (sous conditions).
  • Concurrence déloyale / parasitisme : en cas de reprises créant un risque de confusion ou tirant indûment profit de vos efforts.
  • Contrats : exclusivités de distribution, clauses de non-copie avec les partenaires, etc.
    Ces voies ne remplacent pas la marque, mais peuvent compléter la stratégie.

e) Stratégie de portefeuille
Bâtissez une protection autour d’éléments fortement distinctifs : nom de marque verbal, logo stylisé, monogramme, étiquette de forme singulière, trade dress cohérent (ex. une signature position combinée à un design unique). La combinaison forme + emplacement + usage a plus de chances d’être perçue comme une « signature » d’origine.

f) Anticiper le risque de refus et le coût d’opportunité
Un dépôt faible accapare budget et énergie (taxes, honoraires, recours) pour une probabilité de succès limitée. Mieux vaut investir en amont dans un audit de distinctivité et, si besoin, réorienter le signe avant le dépôt.


A retenir :

Est-ce encore utile de déposer des marques de position en mode ?
Oui, si l’élément positionné est intrinsèquement distinctif (ou devenu distinctif) et si le public l’associe à votre origine commerciale (ex. emplacements inhabituels combinés à des signes très caractéristiques).

Puis-je protéger « I ♥ [MA VILLE] » ou « I ♥ [MON CLUB] » ?
En tant que marque pour des vêtements, c’est très difficile. Le message restera perçu comme une déclaration d’affection, non comme une indication d’origine. D’autres angles (dessins & modèles pour un graphisme original, contrats, actions ciblées en cas de copie servile) peuvent être explorés.

Et si j’utilise une version hyper stylisée de « I ♥ » ?
Plus la stylisation est forte et singulière, plus les chances augmentent — mais rien n’est automatique. Un examen sérieux de distinctivité (et des preuves d’usage, si disponibles) s’impose avant de déposer.

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