Détenir une marque ne suffit pas : encore faut-il la faire vivre. Pourtant, la loi admet certains « justes motifs » qui pardonnent une période d’inexploitation et évitent la déchéance. Quelles sont ces exceptions ? Comment les prouver ? Quand l’usage d’une variante graphique ou l’existence de litiges suffit-il ? Suivez le guide pour protéger votre portefeuille de marques sans risquer la sanction.
1) Justes motifs : définition et cadre légal
L’article L. 714-5 du Code de la propriété intellectuelle, transposant l’article 16 §1 de la directive 2015/2436 et l’article 18 du règlement 2017/1001, pose l’obligation d’un usage sérieux de la marque dans les cinq ans suivant l’enregistrement, puis entre chaque période quinquennale. Toutefois, le même article ouvre une brèche : « échappe à la déchéance le titulaire qui justifie d’un juste motif indépendant de sa volonté et directement lié à la marque, rendant l’usage impossible ou déraisonnable ». La Cour de justice (arrêt Armin Häupl, 14 juin 2007) a précisé ce double test :
- Indépendance : l’obstacle doit échapper au contrôle du titulaire. Les choix commerciaux ou une simple inertie ne suffisent pas.
- Lien direct : l’obstacle doit empêcher l’usage de la marque elle-même, pas seulement freiner l’activité en général.
Ainsi, de simples « obstacles bureaucratiques » ou des difficultés marketing ne constituent pas des justes motifs. À l’inverse, une interdiction administrative visant précisément les produits couverts par la marque peut suffire.
2) Obstacles administratifs à l’usage sérieux de la marque : AMM, normes et autorisations
On observe un premier terrain classique : les produits strictement réglementés. Le contentieux pharmaceutique l’illustre depuis longtemps. Tant que l’Agence nationale de sécurité du médicament n’a pas délivré l’autorisation de mise sur le marché, le titulaire d’une marque désignant un médicament peut arguer d’un juste motif permet l’exception à l’usage sérieux de la marque. Le tribunal exige cependant deux preuves : demande d’autorisation effectivement déposée et poursuite diligente de la procédure. Même logique pour les dispositifs médicaux, les biocides ou les denrées soumises à homologation.
La jurisprudence nuance :
- Attendre un simple certificat de conformité (procédure rapide) ne légitime pas cinq ans d’inertie ;
- Le refus de mise en conformité de produits défectueux n’excuse pas l’inexploitation, car la qualité des biens relève du contrôle du titulaire.
Dans le secteur du tabac et de l’alcool, la loi Évin et le code de la santé publique provoquent un débat. Le seul dépôt d’une marque concurrençant un droit antérieur en classe 34 n’exonère pas son propriétaire ; en revanche, l’existence d’un droit antérieur actif qui ferait peser un risque sérieux d’action en responsabilité a déjà été reconnu comme juste motif permettant une exception à l’usage sérieux de la marque (affaire Manhattan, CA Paris, 10 janv. 2014).
3) Litiges, force majeure et difficultés économiques face à l’usage sérieux de la marque
Cependant, l’obstacle peut aussi être judiciaire. Lorsqu’une action en contrefaçon, en nullité ou en revendication pèse sur la marque, les juges acceptent souvent — mais pas systématiquement — de neutraliser le délai quinquennal. Deux conditions reviennent :
- La procédure doit porter sur la marque en cause et avoir été engagée avant la fin des cinq ans ;
- L’inaction totale après la clôture du litige reste sanctionnée.
La force majeure, quant à elle, reste exceptionnelle. Les tribunaux ont déjà invoqué la guerre ou un embargo. En 2022, la pandémie de Covid-19 n’a pas été considérée, en soi, comme un juste motif : les entreprises de l’e-commerce ou de l’agro-alimentaire pouvaient continuer à exploiter leurs marques, quitte à adapter les canaux de distribution.
Les difficultés financières ? Elles ne suffisent plus. Placée en redressement judiciaire, une société doit prouver qu’avant la procédure collective la marque était exploitée sérieusement ; sinon, la Cour d’appel de Paris (arrêt du 9 avril 2021) refuse l’excuse.
4) Usage sous une forme modifiée : variantes graphiques et pluralité d’enregistrements
Enfin, la loi admet l’usage « sous une forme n’altérant pas le caractère distinctif ». Le principe, issu de la convention de Paris (art. 5 C §2) et repris à l’article L. 714-5 3°, autorise les retouches de logo, les changements de couleur, l’adjonction d’éléments descriptifs ou la simplification d’un slogan, tant que le signe reste reconnaissable.
Deux décisions clés balisent le sujet :
- CJUE, Rintisch (25 oct. 2012) : l’usage d’une variante enregistrée distinctement peut prouver l’exploitation de la marque d’origine, même en présence de plusieurs dépôts, sauf si le titulaire invoque une « famille » de marques pour élargir artificiellement sa protection.
- Cass. com., 3 juin 2014 : la Haute Cour aligne sa position sur la CJUE ; le déposant n’a pas à expliquer pourquoi il détient plusieurs versions, dès lors que la différence n’altère pas la distinctivité.
Concrètement, le remplacement ponctuel d’un accent, l’ajout d’un pictogramme marketing ou la présentation du mot-marque en lettres capitales suffisent. En revanche, supprimer l’élément figuratif distinctif d’une marque semi-figurative forte ou fusionner deux marques en une expression nouvelle peut entraîner la déchéance.
Lorsque plusieurs enregistrements « proches » coexistent (marque principale et dépôts « défensifs »), un seul usage peut donc désormais préserver le portefeuille, à la condition, là encore, que la modification reste mineure. Le piège réside dans la revendication d’une « famille » : pour bénéficier de cet effet boomerang contre un contrefacteur, il faut prouver l’usage sérieux de chaque membre significatif du clan.
Conclusion
En pratique, invoquer un « juste motif » ou un usage sous forme modifiée demande une stratégie probatoire solide :
- Conservez les courriers et décisions administratives démontrant l’obstacle ;
- Archivez toute preuve d’usage même minimal : catalogues, factures, posts réseaux sociaux ;
- Déposez à temps les variantes majeures et cartographiez votre famille de marques pour éviter les contradictions.
Agir tôt, documenter chaque étape et analyser l’impact juridique de vos choix marketing vous évitera la déchéance… et bien des contentieux.
Deshoulières Avocats vous conseille et vous accompagne dans vos litiges en propriété intellectuelle.
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